Que pensent les psychanalystes de leur discipline? Comment s’en représentent-ils la théorie et dans quel rapport à leur pratique ?

En ce début de troisième millénaire, alors que la psychanalyse a plus de 100 ans, ce premier numéro de la collection ACTES du Quatrième Groupe est consacré à La situation de la psychanalyse. Comment analyser l’évolution de la discipline depuis un siècle au sein de la civilisation? Et avec quelles vues prospectives ? Peut-on encore parler d’«une» théorie là où la notion de «pluralisme théorique» s’installe ? Faut-il encore parler d’«une» pratique là où la référence à la cure-type s’éloigne? Cet ouvrage – qui réunit des psychanalystes du Quatrième Groupe mais aussi de la Société Psychanalytique de Paris et de l’Association Psychanalytique de France – dresse un état des lieux de la psychanalyse aujourd’hui : dans la façon qui lui est propre de construire scientifiquement son objet, depuis Freud, dans la cure et au fil du temps.

Pour présenter cette nouvelle publication :

Avec ce premier numéro des Actes paraît la première publication du Quatrième Groupe. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une revue, mais d’une publication annuelle réalisée par les Secrétaires scientifiques du Quatrième Groupe.
Jusque-là, les communications discutées lors des Journées scientifiques du Quatrième Groupe - qui se déroulent chaque année depuis sa fondation en 1969 - étaient publiées dans différentes revues, en particulier dans Topique, revue fondée par Piera Aulagnier mais qui est toujours restée une publication indépendante du Quatrième Groupe. Chaque année désormais, au mois de janvier, seront publiées, dans les Actes du Quatrième Groupe, les conférences exposées à nos Journées scientifiques - auxquelles s’ajouteront des articles en rapport avec le thème traité – afin de permettre une lecture critique après-coup prolongeant les débats avec des intervenants appartenant à d’autres Sociétés de psychanalyse, ou à d’autres disciplines, conformément à l’esprit d’ouverture et de confrontation qui a toujours, depuis sa fondation, inspiré le Quatrième Groupe.

En ce début de troisième millénaire, et alors que la psychanalyse a un peu plus de cent ans d’existence, le premier numéro des Actes du Quatrième Groupe est consacré à La situation de la psychanalyse. Nos prochaines Journées scientifiques, et donc le prochain numéro de nos Actes, seront consacrés, sous le titre Jean-Paul Valabrega, Permanence et métamorphose, à l’œuvre de Jean-Paul Valabrega - co-fondateur du Quatrième Groupe avec Piera Aulagnier et François Perrier - qui nous a quitté le 25 janvier 2011.

Je remercie France Perrot et les Éditions InPress d’avoir accepté de soutenir ce projet et d’en assurer la publication et la diffusion.

Jean-Jacques Barreau
Directeur de la publication

S’interroger sur la situation de la psychanalyse, aujourd’hui comme hier, c’est s’attacher à son fondement épistémologique, à la définition de son identité épistémique qui, pour nous, ne peut être que freudienne, tant elle reste attachée au nom de Freud. De la même manière qu’on ne peut séparer la méthode analytique de la métapsychologie freudienne, on ne peut détacher la psychanalyse de la singularité du rapport qu’elle entretient avec le « destin de vie » (Lebenschicksal), et les « préférences » (Vorlieben) de son fondateur. Une science qui se présente dans le style de son auteur, dans le langage inconscient de son désir, telle est la situation même du discours psychanalytique, et l’exigence de travail imposée par l’événement de l’inconscient dans le style même de l’écriture de Freud. En regard de la revendication de scientificité soutenue par Freud, le cheminement de pensée propre à la spéculation freudienne nous servira à introduire la spécificité de la rationalité psychanalytique qui prend en compte une forme de fantasmatisation au coeur de l’activité de théorisation.

Freud a construit une nouvelle façon de décrire et de concevoir les phénomènes psychiques que l’invention de la règle fondamentale a rendu accessibles. Il propose en guise d’introduction à sa science l’étude des actes manqués, il en construit un modèle de recherche qui rend observable pour chacun ce qui ne l’était pas auparavant, et permet de se faire une idée de la manière dont travaille la psychanalyse. Il donne à son étude une « force démonstrative » mais chaque cas d’analyse peut aussi devenir démonstratif. Ce savoir ne se confond pas avec celui du désir inconscient se manifestant dans la cure, mais il y prend sa source et propose après coup un discours partageable, toujours en développement et jamais achevé.

Mon propos est de retracer les directions de sens qui m’apparaissent centrales à la lecture de ces deux textes qui ont en commun d’explorer le fondement de la pratique analytique, la singularité de cet entrelacement entre pratique et théorie. Si la psychanalyse est avant tout une méthode qui produit un savoir particulier, et repose sur une remise en cause de la souveraineté de la certitude, l’analyste en est l’interprète et le théoricien, ce dans chaque cure.

La discussion de la conférence de M. de M’Uzan s’articule autour de ce qu’il nous propose comme nouveaux développements métapsychologiques en liens étroits avec sa propre clinique. Problématisant dans son exposé certains choix théoriques de Freud avec l’abandon de sa neurotica et le passage de la première à la deuxième topique, nous aurons dans ce propos le souci de prendre en compte les propres avancées de la théorisation sur la problématique identitaire, exposées par M. de M’Uzan, pour nous-mêmes les questionner dans une visée aporétique.

Toute réflexion portée sur la situation de la psychanalyse interpelle la filiation analytique de chacun et convoque depuis une chaîne de transmission transférentielle le contrat narcissique qui le lie à Freud. Le conflit entre Jung et Freud, dont il est difficile de démêler les enjeux théoriques des enjeux transférentiels, conduira ce dernier, en 1914, àune nouvelle étape de l’élaboration conceptuelle du narcissisme. Élaboration marquée par cette conflictualité et qui aboutit peu après à la reconnaissance de la compulsion de répétition. Depuis les vicissitudes conceptuelles du narcissisme, la question de la situation de la psychanalyse avance dans le temps, pour une actualité toujours plus brûlante et entropique. Elle porte la marque même de cette atemporalité de l’inconscient, la compulsion de répétition. Elle interroge essentiellement notre investissement de la psychanalyse tout en relançant sans cesse son potentiel intrinsèque de division depuis la place attribuée au sexuel infantile, depuis toujours en menace d’être destitué.

Parmi bien d’autres lectures possibles du film de Tarkovski (Stalker) je propose la suivante : La Chambre des Voeux, à l’intérieur de la Zone, peut être comparée, en tant que lieu de réalisation du désir, à cet espace analytique dont Serge Viderman nous indique qu’il est l’effet d’une construction commune à l’analyste et à l’analysant. Ce lieu renvoie à la notion décrite par Freud de « satisfaction hallucinatoire du désir », et aussi à celle d’« originaire » décrit par Piera Aulagnier. Le travail de déchiffrement propre à l’analyse renvoie à une situation originaire revécue d’emblée dans l’analyse, si l’on se réfère ici à la notion kleinienne de l’immédiateté du transfert. Pour reprendre la métaphore archéologique, il s’agit de tenir compte ici de cette remarque de Freud : dans l’analyse, les vestiges sont encore vivants. Le lent travail de déchiffrement de l’analyse, comme la démarche « à pas furtifs » du Stalker, consistera à tenter d’inscrire cette rencontre originaire dans la temporalité du transfert – temporalité ignorée par l’inconscient. Les résistances à cette démarche seront de trois ordres, représentées par trois personnages du film. Celle du Professeur, qui veut détruire la chambre des Voeux car il l’estime dangereuse pour l’humanité car non conforme à sa vision scientistedu monde… Celle de l’Écrivain, épouvanté par la prise de conscience de la destructivité inscrite au fond de son désir. Celle de l’ancien Maître du Stalker, Porc-Épic, qui a transgressé l’interdit, pour un Stalker, de pénétrer dans la Chambre des Voeux… Doute, humilité et renoncement : voilà trois vertus, au demeurant bien peu contemporaines, qui nous paraissent communes à l’idéal du moi et à l’éthique du Stalker et du Psychanalyste. Comme dit Jean-Paul Valabrega, « la seule manière pour un psychanalyste d’exercer le pouvoir, c’est d’y renoncer ».

Entre l’impératif d’unicité au principe de la psychanalyse et son appel à être mouvement, à quelle aune peut se mesurer la position identitaire de l’analyste ? Par des approches différentes et une réflexion singulière, les deux conférenciers nous apportent de précieux éléments pour éclairer cette question plus que jamais actuelle.

Ce texte reprend les principaux axes traités dans les conférences qui se sont déroulées lors des Journées Scientifiques du Quatrième Groupe : « La situation de la psychanalyse ». C. Rousseaux-Mosettig argumente avec précision l’idée que la théorie freudienne est une théorie en mouvement. J.-Y. Tamet soutient l’idée d’une « métapsychologie transitoire ». M. de M’Uzan défend la proposition d’un socle identitaire de base dont les coordonnées corporelles échapperaient au sexuel infantile. F. Drossart développe une notion de l’originaire pouvant être interprétée comme en dehors du champ psychosexuel. B. Defrenet rappelle que la psychanalyse se situe entre transfert et résistance au sexuel infantile.

La problématique du Sens, si incertaine aujourd’hui, nous conduit à réinterroger la question de la symbolisation. Du point de vue de la psychanalyse, celle-ci demeure depuis Freud arrimée à la fonction phallique paternelle. Un certain nombre de données cliniques, individuelles et collectives, obligent à une remise en chantier et à une complexification de ce paradigme initial. On en trouvera ici l’esquisse, notamment à partir d’une relance de la question de l’homosexualité et de l’homoparentalité. On relèvera aussi une résistance de la psychanalyse à cette mise en cause.

Toute découverte scientifique majeure qui bouleverse le savoir produit une opposition, un refus. Puis elle fait l’objet d’un débat, d’une controverse avant d’être acceptée. Il en est de même pour l’inconscient freudien, dont le refus peut aller jusqu’à l’aversion pour les découvertes déplaisantes qu’il dévoile. Freud a introduit le terme de « résistance » pour rendre compte de ce phénomène à la fois dans la dynamique de la cure chez chaque analysant, et hors cure, dans la culture, qui s’oppose sur le registre intellectuel et dans le registre des affects à cette connaissance, vexatoire pour le narcissisme, avant sa conversion conceptuelle. Mais Freud lui-même n’a pas été épargné dans son expérience originelle de découverte sur les patients et sur luimême, de bribes, de rejetons inconscients : il a été, le premier, travaillé par cette résistance, et il a dû la surmonter dans une traversée pénible afin de pouvoir accepter sa propre découverte.

Dans ce travail, nous avons tenté de repérer le déploiement de nouveaux processus de subjectivation en prise sur les changements de paradigmes manifestés dans le champ sociétal. Ces changements de paradigmes ont des conséquences sur la constitution de la psyché d’une part ainsi que sur les manifestations psychopathologiques. La prise en compte de cet ensemble de processus nouveaux dans la pratique a des conséquences sur la technique de la psychanalyse. La négativité exprimée par le patient traduit sa destructivité alors que le passage d’une attitude de déni à une position de dénégation témoigne de l’introduction de la prise en compte de l’Autre.

Cet article propose une réflexion sur les contradictions entre la temporalité psychanalytique et l’accélération sociale contemporaine, telle qu’elle est théorisée par le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa. Sont ainsi développées les temporalités différentes de l’analysant, du sociologue et du psychanalyste. Les étapes successives du processus analytique sont étudiées dans leur rapport au temps individuel ou interne et au temps sociétal.

En chacun demeure la nostalgie voire la croyance en une mise en partage communautaire qui fasse communion autour d’Un seul, que celui-ci s’appelle théorie commune ou figure du Maître. Croyance et transfert se rejoignent dans la même attente d’un Autre dans lequel se rejoindrait l’unisson de nos différences. Comment peut-on penser à partir d’une telle attente qui fait souvent le fond de nos institutions, l’émergence d’une individuation singulière, condition de la construction subjective du rapport aux autres, et qui ne se résume pas à la stricte projection narcissique du semblable, du « prochain », mais qui prenne en compte la rencontre éthique de nos altérités ? N’est-ce pas cette nonconformité du sujet à lui-même qui est au travail dans la cure ? À partir de ce qui divise le sujet en lui-même, il s’agit ici d’interroger l’être commun que chaque Je a en partage avec les autres Je, sans pour autant devenir masse ou foule. Il s’agira de penser une institution qui, à partir de l’événement disruptif de Mai 68, a été conçue expérimentalement comme la possibilité d’échapper à cette nostalgie pour son rassemblement en Un-stitution : le Quatrième Groupe demeure jusqu’à aujourd’hui la seule institution analytique créée en articulation directe avec ce qui dans le social a fait événement. Il s’agirait de penser une telle singularité, et les résistances entropiques à cet événement.